mardi, avril 18, 2006

Triple sort (suite - 2)

Jean d'Odasse bénéficiait à pleins poumons de son statut d'agent statutaire à la radio, alors qu'il était journaliste, plus indépendant que les autres. Il pouvait critiquer la reprise hostile et agressive du café Bagdad. Il était le seul à dévoiler les vraies intentions des envahisseurs, qui voulaient créer un nouvel impérialisme américain. De plus, il avait fait parler du frère d'Osama B L, Islam, qui appartient au club dirigeant les envahisseurs dudit café.

Jean n'avait pas peur de mourir depuis que la mort l'avait visité, pour se faire interviewer. Il n'avait jamais parlé du vieux chanteur et sa bande, qui avait attaqué une banque à main armée pour constituer un fonds de pension à titre privé. Et puis, le pays étant éclaboussé, la peuplade victorieuse voulait sa peau. Les journaux annonçaient sa mort.

Eux deux, qui s'étaient sauvés, l'avaient appris avant de décider de quitter ce pays. Ils avaient fini par gagner leur nouvelle maison dans cet autre continent. Ils vivaient, sans s'y forcer, la vie de tous les jours.

Ainsi, ils se promenaient le soir dans les rues ou allaient au marché. Et lui, eh bien, il allait souvent pêcher, le long du fleuve hors ville. Il y restait assis, se levait ou se promenait, contemplant la surface du fleuve, perdant son esprit à la vue du paysage.

Il préférait une place avec une rare ombre. Il n'y était pas toujours seul, Mustapha parfois l'accompagnait. Sinon, il lisait quelques pages d'un recueil de poèmes.

Le poème qu'il venait de lire ce jour-là, l'avait mené dans les bras branches d'un arbre, les arbres se raréfiant dans le paysage. Il avait capté tout juste un seul poisson. Fermant le recueil à la page d'arbre, il remarqua une figure, au loin, marchant le long du chemin champêtre. Même de loin, il apparaissait comme un homme peu propre au pays. Il se leva et se dirigea à l'encontre du promeneur errant. Quelques dizaines de mètres les séparaient encore lorsqu'ils se reconnurent: sans se chercher, lui et Jean O'dasse s'étaient retrouvés! Jean, n'était-il pas mort, assassiné à titre de martyre du nouvel ordre au nom d'une basse peuplade? À son tour, Jean s'étonna de se retrouver, à l'étranger si étranger, en compagnie non étrangère, voire quelque peu familière.

Le pêcheur solitaire invita Pierre à s'asseoir à côté de lui, rinça son verre et lui offrit le thé. "Non, mais est-ce que je rêve?". Pierre lui répondit en souriant de sa façon si familière, lumière aux yeux: "Peut-être oui. J'ai créé l'histoire de mon assassinat comme cadeau d'adieu. La veille de la publication, je me trouvais à Milano, chez Umberto, qui a trinqué sur la quasi suprême fiction de ma mort annoncée par moi-même. Umberto me dit que même si je n'avais jamais écrit d'histoires, je venais d'écrire histoire aussi fictive. Il n'en revenait pas. Bono m'avait invité à lire Joyce, la joie suprême, chez lui. J'avait toutefois tout intérêt à me diriger dans l'autre sens, n'ayant pas envie de me faire retrouver vivant de mes ennemis. Direction Istanbul, chez Orhan? Il n'a jamais le temps, le pauvre, s'entourant de trop de beautés. Alors, où? J'ai des amis aux États désunis, mais j'y suis trop recherché encore d'avoir critiqué la reprise hostile du café Bagdad et, surtout, d'avoir donné l'adresse du club au web. J'ai donc préféré l'aventure, prenant l'avion pour Tripoli."

Il but son thé. Tripoli! Et le désert s'approche. "Es-tu passé par le désert?" Jean regarda son partenaire en exil, le sourire glacé. "Comment le sais-tu?" "Je n'en sais rien mais on ne sait jamais. Va savoir!" La lumière revint dans les yeux d'O'dasse. Il avait compris. Il comprit que l'autre avait dû y passer, cet autre qui du coup reprit le fil de sa nouvelle vie, sortant un deuxième poisson de l'eau. Peu après, ensemble ils reprirent la route à la maison.
Ils ne rompirent guère le silence, Jean étant fatigué, comme un poids venait de tomber de ses épaules. Le soir, ils mangèrent à trois les poissons, la femme étant ravie que son mari avait pêché un compatriote exilé.
(à suivre)

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